VIOLON - BIDON
Chroniques poilusiennes
le CD !…
Chroniques poilusiennes…
Les 4 chanteurs/musiciens de Violon Bidon (Emmanuel PARISELLE, Claude RIBOUILLAULT, Bernard SUBERT & Robert THEBAUT) se consacrent à l’interprétation de chansons dont les textes ont été écrits par les soldats, le plus souvent chansonniers amateurs, durant les combats de la Grande Guerre, en seconde ligne ou en camps de prisonniers. Ils utilisent le plus possible des instruments plus ou moins bricolés durant le conflit : mandolines, guitares, violons… auxquels se joignent ceux qu’on peut voir sur les photos : clarinettes, flûtes, accordéons, concertinas… Chroniques des quotidiens difficiles, bréviaires de la musique nécessaire. Humour, tendresse et révolte…
01- Pot-Pourri de la Revanche 2’35
02- Lettre des trois ans 3’16
03- Le cafard, marche militaire 2’17
04- Nanon, départ d’Ancien Régime 3’37
05- Pot-Pourri d’actualités 4’27
O6- L’artilleur 4’04
07- Lettre d’un soldat allemand 3’11
08- Dans les tranchées de Canny 3’52
09- Les brancardiers 2’54
10- La ronde des cuistots 2’12
11- La belle étoile 3’52
12- Le Bois-le-Prêtre 3’23
13- La chanson de Craonne 4’35
14- Nous sommes de pauvres troupiers 5’17
15- Les totos 3’31
16- Jamais permissionnaires 2’57
17- Adieux 2’06
18- Lettre de Poilu 4’27
19- Myrta 2’43
20- Odessa / Liban 5’39
21- Sur la montagne de la Picardie 5’10
22- Le retour du Poilu 3’55
1- Pot-pourri de la Revanche (1871-1913)
Sur le modèle des pots-pourris des revues de seconde ligne, voici un florilège de refrains revanchards issus de la victoire/défaite, du côté allemand ou français, de l’ode patriotique à la comptine…
Die Wacht am Rhein (traduit par les soldats La vache au Rhin) – Max Schneckenburger, 1840.
Es braust ein Ruf wie Donnerhall,wie Schwertgeklirr und Wogenprall :
Zum Rhein, zum Rhein, zum deutschen Rhein!
Wer will des Stromes Hüter sein
Le Rhin Allemand - Réponse en français d’Alfred de Musset à Der deutsche Rhein de Nikolaus Becker, 1841.
Nous l'avons eu, votre Rhin allemand…
L’Alsace et la Lorraine Gaston Villemer/Hippolyte Nazet – musique Ben Tayoux, 1871.
Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine
Et, malgré vous, nous resterons français
Vous avez pu germaniser la plaine
Mais notre cœur, vous ne l'aurez jamais
Décochons… paroles anonymes (grand-père d’Emmanuel Pariselle) – musique Rossini, Guillaume Tell.
Des cochons
Décochons
Décochons nos flèches
Et des truies
Et détrui-
Détruisons-les tous
Ces pourceaux
C’est pour sau-
Sauver la patrie
On verrat
2- Lettre des Trois ans Anonyme. Cahier manuscrit coll. CR – La souris noire musique de Romain Desmoulins
En 1913, alors que les manuels d’histoire eux-mêmes parlent de « Paix armée », la durée du service militaire, passée à deux ans en 1906, repasse à trois années, obligeant les appelés de la classe 11 à repartir… pour finalement, ensuite, se retrouver mobilisés. Les parodies sur ce sujets sont nombreuses.
Au moment d't'écrire mon p'tit frangin
J'sens la plume qui tremble dans ma main
Elle est inattendue et cruelle
Cette loi nouvelle
Qui m'rend chagrin
Douze mois d'plus à faire à la caserne
Douze mois d'plus et la vie est si terne
Bien sûr que l'on n'se plaint pas
On s'contient on est soldat
Mais faut voir ce que l'on dit tout bas
On ne crie plus vive la classe
Les anciens font la grimace
Et les pauvres bleus songent le coeur ému
Qu'il va falloir accomplir un an de plus
On trouve la chose un peu dure
En secret chacun murmure
Mais d'vant les chefs on s'empresse de voiler
Les larmes sont prêtes à couler
Qu'est-ce que tu vas faire avec nos vieux
Qu’étaient si contents et si joyeux
De voir ma libération prochaine
Calme leur peine
Essuie leurs yeux
Répète bien surtout à ma promise
Que notre union pour un an est remise
Mais qu'elle peut compter sur moi
Que malgré cette terrible loi
J'lui conserve mon amour et ma foi
Si je n'suis plus d'la classe
Le temps bien vite s'y passe
J'ose espérer qu'enfin je reviendrai
Pour toujours libre et je l'épouserai
A moins qu'une terrible guerre
M'appelle à la frontière
Et les combats d'où ne reviennent pas
Les pauvres petits soldats
Cependant si tu m'as bien compris
Au revoir je reste soumis
Et gaiement sans me laisser abattre
J'irai combattre
Pour le pays
Je n'ai pas l'esprit bien militaire
Je voudrais qu'il n'y ait plus de guerre
Que la France garde ses enfants
Et qu'en fait de loi de trois ans
Que l'on fasse le désarmement
Ce serait humanitaire
De supprimer les frontières
Plus de trois ans ce s'rait bath mon frangin
Plus de sac au dos plus rien sur le grappin
Mais il faut aider la France
Qui s'arme pour la défense
En attendant que les peuples soient unis
Défendons notre pays
Fait en prenant la garde
comme chef de poste
le 25 novembre 1913
3- Ah le cafard Paroles anonymes autographiées au dos d’une carte postale (Ferme Ville, cote 90, Somme 1915-16), coll. CR, sur l’air de marche militaire L’as de Carreau – Air de chanson/contredanse La treille de sincérité, Clé du Caveau n°1113.
L’exemple de l’utilisation de l’extrait seulement d’une chanson plus ancienne comme marche chantée des soldats, glorifiant le lourd équipement dorsal des Poilus, et l’adjonction de deux couplets de circonstance durant la guerre. On y joint la contredanse qui complétait le refrain à l’origine.
Le cafard, c’est de la folie
Pour le Poilu, le cul dans l’eau
(Le cul dans l’eau)
Dans les tranchées, rossant “la Germanie”
Sacrée putain j’aurai ta peau
(J’aurai ta peau)
Malgré tes cris Verdun, Paris
Malgré tes cris Verdun, Paris
(Verdun Paris)
Reims et Soissons ne sont pas au tombeau
Crève subitement Sacré chameau
(Sacré chameau)
Dans cette vie où tout varie
Où chaque pas nous mène au tombeau
(Oui au tombeau)
Portons gaiement l’as de carreau
Portons gaiement l’as de carreau
(L’as de carreau)
4- Adieu Nanon Feuillet manuscrit début XIXe siècle, coll. CR – Air traditionnel de limousine.
Un classique du répertoire traditionnel : les adieux du soldat partant pour l’armée, vers la Flandre ou l’Italie, avec une rhétorique en réponses, comme dans les pastourelles héritées du Moyen-Âge. Dans la mesure où on a pu les collecter beaucoup plus près de nous, on peut en déduire que ces évocations de séparations dues à la guerre ont eu un écho particulier durant la Grande Guerre.
Adieu Nanon ma charmante maîtresse
Les larmes aux yeux je viens pour t’embrasser
Puisque c’est vrai que l’empereur m’appelle
Dès aujourd’hui il me faut décamper
O cher amant tu as déjà pris les armes
Mais tu t’en vas quitter notre pays
Dès aujourd’hui nos amours s’y séparent
Jamais nos cœurs ne seront réunis
O ne crains rien ma charmante maîtresse
Belle tes amours sont gravés dans mon cœur
Je t’épouserai au retour de ma campagne
Quand je saurai congé de l’empereur
O cher amant que les amours sont traîtres
Je crains en toi beaucoup de changement
Quand tu seras avec tes camarades
Tu ne penseras à moi aucunement
Mais tu verras les unes aussi les autres
Dans l’étranger pendant ta garnison
Tu te rendra amoureux des Flamandes
Mais tu diras adieu à ta Nanon
O ne crains rien ma charmante maîtresse
Belle tes amours que j’ai tant désirées
Jamais il n’aura ni de fille ne de femme
Là qui pourront couper nos amitiés
Embrasse-moi ma charmante maîtresse
De tout ton cœur je jure sur ma foi
Que je le suis ton amoureux fidèle
Jamais n’aimerai d’autre fille que toi
O cher amant je reconnais ton zèle
Que tu me prouves ici en partant
Mes amitiés se lient avec les tiennes
Va je mourrai plutôt en t’attendant
5- Pot-pourri d’actualités
En feuilles volantes ou dans les cahiers manuscrits, on trouve de multiples échos de l’actualité officielle, parodiée souvent sur des airs connus, avec un ton satirique. Ce pot-pourri, comme pour une revue montée en seconde ligne, en est une petite anthologie.
Guerre d’usure Texte anonyme. Cahier manuscrit Coll. Luc Weiss. Le Clairon de Paul Déroulède.
Dès l’début de la campagne
On s’dit puisqu’il faut qu’on gagne
Gagnons du temps tout d’abord…
Les boches ont la vie dure
Faisons une guerre d’usure
Usons-les jusqu’à la mort !
Les aviateurs pleins d’audace
Usent l’air, dévorent l’espace ;
Le ciel en est raccourci !
Les Français comme les boches
Usent leurs pelles et leurs pioches
Tout autant que leur fusil
LA CHANSON DE L’EMPRUNT Anonyme. Cahier manuscrit, coll. CR – Air de La Madelon de Camille Robert.
Pour rapprocher l’heure de la délivrance
Pour que Guillaume soit plus vite vaincu
N’hésitez pas apportez-nous vos finances
Des petits sous billets bleus et gros écus
Pour l’honneur de la République
Pour que ceux qui sont au berceau
Ne voient plus des jours si tragiques
Riches donnez vos capitaux
Soyez de bons Français
Souscrivez pour la paix
Pour la libération
De toutes les nations
Faut du pognon pour gagner la victoire
Et la victoire c’est la liberté
C’est pour elle qu’en des jours de gloire
Nos aïeux ont tant lutté
Faut du pognon pour abolir la guerre
Pour détrôner Guillaume le démon
Pour sauver les damnés de la terre
Du pognon du pognon du pognon[1]
Tu t’rappelles mon coco Anonyme. Carnet manuscrit et placard imprimé, coll. CR – trad. “La mère Michel”
Tu t' rappelles mon coco, que l'autre jour en jouant
On a perdu la croix qui venait de ta maman
J'espère que tu ne pleures plus
Tu verras ça s'passera
Et quand il reviendra ton petit homme t'embrassera…
Sur l'air du tra la la la...
Mon vieux je suis sur le front voilà bientôt un an
C'est pas qu'on s'y embête mais on manque d'excitant
S'passer de femme comme ça c'est dur pour un mortel
Dans la tranchée il devrait y avoir un petit (hôtel)
Sur l'air du tra la la la...[2]
Le pain KK Anonyme. Cahier manuscrit et placard imprimé, coll. Luc Weiss –Air de La p’tite Tonkinoise de Vincent Scotto.
Qu’elle est belle
Cette nouvelle
Qui d’Allemagne vient d’arriver
Il paraît bonté divine
Que chez eux y’a la famine
Dans le royaume
De Guillaume
L’populo est affamé
À seule fin d’les soulager
V’là ce qu’ils viennent d’inventer
Le pain KK c’est magnifique
C’est mélangé y a du fumier d’la crotte de bique
Épluchures de pommes de terre
Y’a même des vieux bouts d’gruyère
Il faut qu’ils aient de la peau dure
Pour pouvoir s’enfiler une pareille mixture
Chez nous disent les Bretons
On l’donnerait pas aux cochons[3]
Marmites Anonyme. Cahiers manuscrits, coll. CR - Air de Mariette de A. Courquin, 1912.
De Marseille à Pontoise
On vit tous les Poilus
Soignés par leur bourgeoise
Et repartir gras et joufflus
Bien mieux on devine d’avance
Qu’pendant leur permission
Ils donnèrent à la France
Un surcroît d’population
Et depuis on chante sur l’front
À l’unisson
Cette chanson[4]
Marmites
Grandes ou petites
Viennent ronflent ou crépitent
Les balles
Passent en rafales
Tout en sifflant
C’est épatant
[1] cahier manuscrit, coll. Luc Weiss.
[2] Carnet manuscrit d’Armand Carrez, Antoing (Belgique).
[3] Cahier manuscrit, coll. Luc Weiss.
[4] Cahier manuscrit, coll. Cl. Ribouillault.
6 L’artilleur Anonyme. Cahier manuscrit, coll. Suzel & Élie Barret - Air du Biniou d’E. Durand & H. Guérin.
Cette chanson est exemplaire de multiples paroles illustrant un personnage, un régiment, une fonction, une activité spécifique, sur un ton humoristique enclin à la dérision.
Le Poilu dans sa tranchée
Dans la mine le sapeur
Le tringlot sur la chaussée
Dans le boyau le déblitteur[1]
Du Boche qui les marmite
Le risque et lui font la nique
Il n’en garde qu’une peur
Celle de notre artilleur
L’artilleur l’âme fière
Dort dans de grands trous
Blindés de partout
On tire devant derrière
Il est bien là-dessous
Ah ce qu’il s’en fout
Dans la nuit jusqu’à l’aurore
Le poilu peut bien lancer
Des lignards multicolores
Et d’innombrables fusées
L’artilleur qui dort encore
Les prend pour des météores
Ouvrant à demi les yeux
Il se hâte de faire un vœu
Et pendant qu’il roupille
Sur les parapets
Et un peu partout
Dégringolent les torpilles
On dit que ça brise tout
Il se dit qu’il s’en fout
Peu matinal par nature
L’artilleur dedans son lit
Prend son café fait lecture
Du communiqué et rit
Car sur tout le front la veille
Le canon a fait merveille
Pas d’action d’infanterie
Vif combat d’artillerie
L’artilleur l’âme pure
Sait que n’importe où
Le biffin prend tout
Peu d’obus viennent je vous jure
Jusque dans son trou
Ah ce qu’il s’en fout
Sur un bon gigot « bretonne »
A peine s’est-il penché
Que déjà l’on téléphone
C’est un tir à déclencher
Pas besoin de s’faire de bile
Continuons bien tranquille
Lorsque nous aurons mangé
Nous pourrons nous déranger
Et pendant qu’il digère
Le poilu hélas
Se demande au bout
Où la coupure a pu se faire
L’artilleur s’en fout
Répond pas du tout
Après le café le bridge la sieste
Il se décide à sortir
Inopinément du reste
Il va commencer son tir
Les salves réglementaires
Poussent nos travailleurs par terre
Allongez donc nom d’un chien
Allonge toi-même si tu peux
Et voilà que les torpilles
Et les cent cinquante
Radinent de partout
L’artilleur fait sa marmite
Il a tiré ses coups
Ah ce qu’il s’en fout
Pour bien finir sa journée
Il s’en vient dans mon boyau
Tirer une arme surannée
Un antique crapouillot
Je dis à ce joyeux drille
Quelle camelote tes torpilles
Il me répond et ta sœur
En tirait-elle des meilleures
Et quand viennent les valises
Vite son camp il fout
Pour je ne sais où
Les Boches nous pulvérisent
Il est dans son trou
Ah ce qu’il s’en fout
25 juillet 1916
[1] Signification obscure : nettoyeur ?
7- Lettre d’un soldat allemand Cahier manuscrit et cité dans un journal avec la signature A. Masson, coll. CR – Air de A St-Lazare d’Aristide Bruant.
Sur cette mélodie d’Aristide Bruant, souvent choisie, on connaît des tableaux du quotidien des tranchées (voir Les Eparges dans le CD Violon Bidon, éditions Hortus vol. 20). Ici un Français met dans la bouche d’un Allemand écrivant à sa femme la dureté de la guerre, avec une conclusion humaine et glaçante.
C’est d’la tranchée que je t’écris
Ma pauvre Gertrude
Les temps sont durs le ciel est gris
La vie est rude
Les français n’sont pas des clampins
Et l’on tiraille
En s’défilant comme des lapins
Sous la mitraille
Pour commencer c’était charmant
On nous faisait croire
Qu’ça s’rait un voyage d’agrément
Jusqu’à la Loire
Qu’on reviendrait dans nos foyers
Dame ça stimule !
Avec un chargement d’lauriers
Et des pendules
On va bien eu par-ci par-là
Quelques ribotes
Dans la Champagne que l’on brûla
Je fais ma pelote
Ils vous ont un p’tit vin mousseux
Si blond si rose
Qu’il m’faisait penser à tes cheveux
J’étais tout chose
Mais en arrivant sous Paris
Fini’ la fête
On a trinqué dans les grands prix
Et c’fut la retraite
Jusqu’à Soissons où l’on s’est mis
Dans des carrières
Pour rassurer contre les ennemis
Nous pauvres derrières
V’là plus d’un mois qu’on est tapis
Dans la patouille
Dans l’sang et dans l’purin croupi
C’que ça gazouille !
Et sous la fusillade qui pleut
Ce qui m’dégoûte
C’est qu’y a des pains tant qu’on n’en veut
Et pas d’choucroute
J’aurais voulu t’faire parvenir
En Allemagne
Une petit’ fleur bleue en souvenir
De not’ campagne
Mais les fleurs même qui poussent autour
De not’ tanière
C’est pas fait pour une lettre d’amour
Ça sent l’cimetière[1]
[1] Trouvé parmi des poèmes et chansons recopiés soigneusement dans 4 cahiers (février 1915 – mars 1915 - juillet 1915 – juillet 1916) signés P. Lescoups. Certains auteurs sont connus, d’autres pas, et certains textes sont signés « un soldat de tel régiment » ou « un officier de ». Coll. Cl. Ribouillault.
8- Dans les tranchées de Canny[1] Anonyme. Feuillet manuscrit, coll. CR – Air de Sous les ponts de Paris de Vincent Scotto.
Souvent mal lu (Lagny pour Canny) ce manuscrit est exemplaire d’un des timbres les plus utilisés pour décrire un lieu donné et ce qui s’y déroule. Probablement est-ce à cause du complément circonstanciel de lieu qui débute le refrain : on trouve aussi Sous les murs de Verdun, Sur les bords de l’Yser, Près du pont de Moisy, Près le four de Paris, Dans le camp de l’Inburg, etc.
En face d'une rivière
Non loin de Canny
Près des amas de pierre
Qui restent de Canny
Dans la tranchée des peuplier
Vite on se défile en cachett
Braquant l'fusil
Sur l'ennemi
Prêt à presser sur la gâchette.
Aux abords de Canny
Lorsque descend la nuit
Dans les boyaux on se défile en cachette
Car la mitraille nous fait baisser la tête
Si parfois un obus
Fait tomber un Poilu
Près du cimetière on dérobe ses débris
Aux abords de Canny.
Le jour on se repose
Après six jours de turbin
C'qu'on fait c'est la même chose
On va se laver un brin
Aux abords de Metz c'est ça qu'est bath
D'regarder tous ces militaires
S'laver s'brosser s’rincer les pattes
Aux effets d'la bienveillante eau claire.
Au village de Canny
Lorsque descend la nuit
Après la soupe devant quelques bouteilles
les poitevins se comportent à merveille
Allons mon vieux cabot
Vite encore un kilo
Afin d' nous faire oublier les ennuis
Des environs d'Canny.
V'là la soupe qui s'achève
On prépare son fourbi
Car ce soir c'est la r'lève
On va quitter Canny
Des provisions et son bidon
Voilà c'que jamais on oublie
Au petit bois
J' connais l'endroit
Où l'on surveille sa patrie.
Aux environs de Canny
Lorsque descend la nuit
Comme on ne peut s'payer une chambrette
L'brave troupier se prépare une couchette
Dans un trou ténébreux
Faisant des rêves affreux
Il se relève pour veiller l'ennemi
Aux environs de Canny.
Connaissant bien leurs thèmes
Marchant d'un pas hardi
Les poilus de la cinquième
au 69 bibi
S'en vont bon train tous bon copains
Ensemble ils ne craignent pas les Boches
Si l'ennemi tue un ami
Ils l'emportent loin de ces rosses.
Aux environs de Canny
Lorsque descend la nuit
Le brave troupier est couché sur la terre
Dans son sommeil il oublie la misère
Si la paix venait sous peu
Comme nous serions heureux
Plus de massacres nous r'verrions nos pays
Qui sont loin de Canny.
[1] Canny-sur-Matz, Oise.
9- Les brancardiers Anonyme. Cahier manuscrit, coll. CR. Air de La Paimpolaise de Théodore Botrel, 1895.
Une autre évocation du quotidien de certains soldats, brancardiers, souvent ramasseurs de morts… Bien souvent, ceux à qui incombait cette tâche étaient des musiciens qui, lorsqu’ils ne faisaient pas leur besogne sur la ligne de feu, jouaient en seconde ligne et à l’arrière pour des défilés ou des remises de médailles.
Là-bas sous la forêt profonde
Où s’engage le régiment
L’obus siffle le canon gronde
Les balles chantent follement
Des nôtres frappés
Beaucoup sont tombés
Et l’on entend leur plainte immense
Dans les taillis dans les sentiers
La triste besogne commence
Allons debout les brancardiers
Fuyant les hauteurs cherchant l’ombre
En file ils marchent à pas lents
Sur les capotes au bleu sombre
Se détachent les brassards blancs
Ils vont en avant
S’arrêtent souvent
L’œil aux aguets l’oreille attentive
Quand tous les bruits sont apaisés
Pour écouter la voix plaintive
Et l’appel navrant des blessés
Le soir obscurcit la vallée
Le brouillard s’élève au lointain
De la canonnade affolée
Le fracas par degré s’éteint
Soudain une voix
A gémi sous bois
Étendu sur les branches vertes
Un de nos frères grelottant
Du sang plein ses lèvres ouvertes
Et seul il appelle il attend
Oh c’est pour vous l’heure bénie
Brancardiers si vous êtes bons
Où penchés sur son agonie
Vous saurez murmurer des noms
Tandis qu’à genoux
Attentifs et doux
Vous recevrez l’aveu suprême
Du petit qui s’en va mourir
Ses baisers pour celle qu’il aime
Ses adieux son dernier soupir
10- La ronde des cuistots Anonyme. Revue du 1er Régiment de Zouaves, revue La Chéchia, août 1915 – Air de la tarentelle Miraculi.
Les cuisiniers et le ravitaillement en général ont une fonction étroitement liée au moral des combattants. Cette chanson tirée d’une revue montée à l’arrière décrit avec humour leurs activités et l’importance de leur rôle.
Nous sommes les cuisiniers
Et tous les cuistots
Sont des costauds
Nous portons le rata le café
Soir et matin dans les tranchées
Nous sommes c’est évident
Plus exposés que les combattants
À la cuisine ou avec eux
Nous sommes toujours au feu
Rien qu'en voyant mon accoutrement
Vous dites voilà un espion allemand
Un marchand d’ mouron ou d’ipéca
Il est assez crasseux pour ça
Non non mon colonel non mes bons amis
Je suis le cuistot d’la compagnie
Et si d’ma cuistance vous êtes dégoûtés
C’est qu’vous n’en avez pas goûté
Tous les huit jours nous déménageons
Emportant pêle-mêle nos poêlons
Nos lessiveuses où cuisent les ratas
Nos bidets qui nous servent de plats
On empile le tout dans une vieille charrette
Le reste nous suit dans les brouettes
Y a les uns qui poussent et les autres qui tirent
Oui mais jamais rien ne chavire
Nous portons de tranchées en boyaux
Non seulement jus soupe et fricot
Mais ce qui est plus précieux encore
Des cuisines le dernier rapport
Nous portons à tous avec les nouvelles
Les petits billets doux de leurs belles
Ainsi donc messieurs malgré notre air lourd
Nous sommes les messagers de l’amour
11- A la belle étoile Paroles de Montéhus. Cahier manuscrit de camp de prisonniers et recueil imprimé, coll. CR - Air du Vieux voyou de Gaston Maquis.
Cette chanson est singulière dans les compositions du chansonnier Montéhus durant le conflit, lui à qui l’on a souvent reproché
d’avoir changé, alors qu’il avait été le chantre des mutineries, en devenant clairement « anti-boche » dans ses textes. Mais cette belle chanson fait exception.
Moi qui m’disais comme ça c’est chouette
Me v’là soldat j’aurai un pieu
Comme auparavant j’refile la comète
J’couche à l’hôtel du pire Bon Dieu
La terre pour lit l’ciel pour toiture
Et mon flingot pour couverture
Dans la tranchée au fond du trou
Que la nuit couvre de son voile
La tête posée sur un caillou
Je rêve en regardant les étoiles
Que l’on soit pauvre que l’on soit riche
Ici règne l’égalité
Chacun son coin chacun sa niche
L’argent ne peut vous abriter
Que l’on soit fils de Jean Misère
Ou bien l’enfant d’un millionnaire
Qu’l’on soit muisard ou bien rupin
Que l’on se mouche dans la soie ou dans la toile
Fils de duchesse ou de catin
Tout l’monde couche à la belle étoile
La tête au frais les pieds humides
Parfois ce n’est pas rigolo
L’estomac creux le ventre vide
Pour résister faut être costaud
Moi j’suis garçon mais c’qui est atroce
Ce sont ceux qui ont des gosses
Ils sont heureux d’vous en parler
Mais de tristesse de leurs yeux se voilent
Et pour ne pas s’mettre à chialer
Ils rient à la fac’ des étoiles
Le ciel est noir les nuits sont blanches
Pour roupiller ça c’est du flanc
Car c’qui vous tombe en avalanche
C’est une pluie d’obus allemands
C’est pire que le feu d’artifice
Ça pète sa craque ça tombe ça pisse
L’on dirait le 14 juillet
De la nuit ça déchire le voile
L’on peut dire c’est un vrai bouquet
Ça tombe comme une pluie d’étoiles
Nous avons tous un grand courage
Je n’ai pas vu un gars qui flanche
Car on sait qu’on fait de la belle ouvrage
Pour un rien l’on se ferait hacher
C’est pour la gloire de notre France
Pour sa grandeur et sa puissance
S’il faut crever eh bien crevons
Mais avant que nos yeux se voilent
À Guillaume II oui nous crierons
Tu n’passeras pas place de l’Étoile
12- Le Bois-Le-Prêtre Paroles de Lucien BOYER (in La chanson des Poilus, Salabert 1917) – Air de Au Bois de Boulogne d’Aristide Bruant.
Aristide Bruant et ses rhétoriques musicales à la fois si simples et si efficaces, est ici choisi par Lucien Boyer (1876-1942), combattant et chansonnier durant tout le conflit, comme timbre pour l’une de ses plus connues et plus belles chansons.
Je vais chanter le bois fameux,
Où, chaque soir, dans l'air brumeux,
Rôde le Boche venimeux
A l'œil de traître :
Où nos poilus au cœur altier
Contre ce bandit de métier,
Se sont battus sans lâcher pied :
Le Bois-le-Prêtre !
On est terré comme un renard,
On est tiré comme un canard,
Si l'on sort, gare au traquenard
Où l'on s'empêtre .....
Dès que l'on quitte son bourbier
On reçoit un lingot d'acier,
Car l'on est chasseur et gibier
Au Bois-le-Prêtre !
Tous les arbres y sont hachés,
Et des Bavarois desséchés,
Là-haut, sont encore accrochés
Sur un vieux hêtre.
Ils y sont pour longtemps, dit-on,
Car, même le vautour glouton
Vous a le dégoût du Teuton,
Au Bois-le-Prêtre !
Là-bas, le fauve, c'est le pou.
Ce que l'on se gratte, c'est fou!...
D'abord , on lutte avec la pou-
Dre de pyrèthre.
Puis aux "totos" on s'aguerrit,
Et l'on conclut avec esprit:
Plus on a de poux, plus on rit,
Au Bois-le-Prêtre !
On est sale, on est dégoûtant,
On a tout de l'orang-outang,
On rit de ressembler pourtant
A cet ancêtre !
Dans la boue on vit et l'on dort,
Oui, mais se plaindre, on aurait tort:
La boue ! Elle a des reflets d'or
Au Bois-le-Prêtre !
Si, du canon bravant l'écho,
Le soleil y risque un bécot,
On peut voir le coquelicot
Partout renaître ....
Car, dans un geste de semeur,
Dieu, pour chaque Poilu qui meurt,
Jette des légions d'honneur
Au Bois-le-Prêtre !
Après la guerre nous irons
Et nous nous agenouillerons,
Sur chaque croix nous écrirons
En grosses lettres :
« Ci-git un gars plein d'avenir,
Qui sans un mot, sans un soupir,
Pour la France est tombé martyr
Au Bois-le-Prêtre ! »
13- La chanson de Craonne Divers cahiers manuscrits et collectages – Air de Bonsoir M’amour d’Adhémar Sablon.
Incontournable chant de révolte contre la guerre, connue sous de multiples versions dans les cahiers manuscrits (Chanson de Lorette, Chanson de l’Yser…), cette chanson, malgré les travaux insatiables et fructueux de l’historien Guy Marival, garde toujours une part de mystère. Notre texte s’alimente de plusieurs versions.
Après huit jours, le repos terminé
On va reprendre les tranchées
Notre place est si z’utile
Que sans nous on prend la pile
Et maintenant qu’on en a assez
Personne ne veut plus marcher
Oui c’est dans un sanglot
On dit adieu aux civelots
Même sans tambour même sans trompette
Nous partons hélas en baissant la tête
Adieu la vie, adieu l’amour
Adieu toutes les femmes
C’est pas fini c’est pour toujours
De cette guerre infâme
C’est à Craonne sur le plateau
Qu’on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés
Nous sommes des sacrifiés
Huit jours de tranchée
Huit jours de souffrance
En attendant l’espérance
Car ce soir c’est la relève
Que nous attendons sans crainte
Soudain dans la nuit avec le silence
On voit quelqu’un qui s’avance
C’est un bataillon de chasseurs à pied
Qui vient pour nous remplacer
Doucement dans l’ombre
Sous la pluie qui tombe
Les petits chasseurs qui viennent chercher leur tombe
Nous voilà partis avec sac au dos
On peut dire adieu au repos
Car pour nous la vie est dure
C’est terrible je vous l’assure
À Craonne là-haut, on va nous descendre
Sans pas pouvoir seulement s’défendre
Car si nous avons de très beaux canons
Les boches répondraient d’leur son
Forcés d’se cacher dans l’fond d’la tranchée
En attendant l’obus qui viendra nous tuer
C'est malheureux d'voir
Sur ces grands boulevards
Un tas d’gars qui font la foire
Car pour eux la vie est rose
Pour nous c’n’est pas la même chose
Au lieu d’se planquer tous ces embusqués
Y feraient mieux d’monter aux tranchées
Pour défendre leurs biens nous qui avons rien
Nous autres pauvre purotins
Tous nos pauvres copains qui sont étendus là
Pour défendre le bien à tous ces gars-là
Ceuss’ qu’on l’pognon ceux-là reviendront
Car c’est pour eux qu’on s’crève
C’est pas fini car les griffetons[1]
Vont tous se mettre en grève
C’est à vot’ tour messieurs les gros
De monter su’ l’plateau
Vous qui avez voulu la guerre
Payez-la d’votre peau[2]
[1] Simple soldat.
[2] Collectage oral Michel Colleu, enregistré en 1977 à Yebleron (76) auprès de Mr Dehais. Mais aussi divers cahiers de chansons manuscrits, coll. Cl. Ribouillault.
14- Nous sommes de pauvres troupiers Anonyme. Feuillets manuscrits, coll. CR – trad. Adieu belle Angélique.
Dans cette autre chanson de lassitude sinon de révolte que la mélodie traditionnelle installe comme une marche lente et irrésistible, les obsessions et des rancœurs des Poilus se retrouvent en grande partie : fatigue, corvées, nourriture, commandement, corruption, familles, mort des copains, eau et boue, politiques, désir de paix…
Nous sommes de pauvres troupiers
Pauvres troupiers en misère (bis)
Quand on est éreinté
Qu’on ne peut plus marcher
Pour nous faire continuer
On parle de nous boucler
On nous offre un repos
Un repos bien minime (bis)
Et toute la journée
Ce n’est que des corvées
Pour nous récompenser
On couche sur le fumier
L’cap’taine dit mes enfants
Qui relevez de tranchée (bis)
Pour nous mettre d’aplomb
J’vous offre un bon gueuleton
Je vous donne des créquouis[1]
Qui seront bien rôtis
Tous nos chefs à l’arrière
S’en fichent plein la poire (bis)
Et Pitou et Brindjon
Ces deux pauvres troufions
Pour boire un petit coup
Attendent leurs cinq sous
Si les mecs de l’arrière
Veulent continuer la guerre (bis)
Il faudra leur crier
A tous ces embusqués
D’venir prendre position
Ou j’mettrons les bâtons
Quand ils auront fait huit
A dix mois de tranchées (bis)
I’ reviendront sans retard
Ils en auront tous marre
I' seront tous convaincus
Qu’on n’peut en faire plus
Il est temps d’faire sonner
L’heur’ de la délivrance (bis)
Et de rendre aux mamans
C’qu’il leur reste d’enfants
Et aux femmes leurs maris
Qu’elles réclament à grands cris
De ces pauvres innocents
Beaucoup manquent à l’appel… (bis)
Courage pauvres femmes et mères
Car ceux qui vous sont chers
Beaucoup dorment là-bas
On ne les oublie pas
Messieurs les gouverneurs
De notre pauvre France (bis)
Assez de sang versé
Il faut signer la paix
Si vous le fait’ trop tard
On va sauter l’rempart
J’ai fait cette chanson
Une nuit de relève (bis)
Dans l’eau jusqu’aux genoux
Et tout couvert de boue
Je tomb’ dans le bouillon
En poussant des jurons
J’ai fait cette chanson
C’est pour leur faire comprendre
Que nous sommes fatigués
Las de tant de souffrances
Et ce que nous voulons
Faut leur crier bien haut
C’est la paix sans retard
Nous en avons tous marre
[1] Mauvaise nourriture. On trouve : Morceau de cartillage (de couleur blanche) attaché à la viande du porc.
15- Les totos Anonyme. Cahier manuscrit de prisonnier, coll. Geneviève Rabanit. Air d’après The cat came back, 1893, Harry Miller et Elle est revenue de Christiné.
Dans les camps de prisonniers, comme dans les tranchées, la promiscuité et le manque d’hygiène font les parasites les compagnons désagréables du quotidien, souvent désespérants dans leur résistance et, paradoxalement, sources d’un humour dérisoire. Nous avons voulu témoigner de la présence culturelle des rythmes syncopées, présente en Europe depuis les années 1890 (à travers, par exemple, le cake-walk), tout comme des sons klezmer de la clarinette, attestés par des enregistrements, à Odessa et Istanbul, vers 1900, avant leur explosion à New-York.
L’autre jour je trouve dans ma chemise
Un régiment entier de poux
Qui me bouffaient malgré ma mouise
Et m’dévoraient de bout en bout
Le lendemain dans une cuvette
Sans crainte je les ai mis bouillir
Le soir même la conscience nette
J’ai remis ma chemise avec plaisir
Les sales bêtes sont revenues
Le lendemain matin
Mais je les sens qui remuent
Du soir jusqu’au matin
Voulant à tout prix m’en défaire
Je remarquai qu’un de nos copains
Leur faisait la chasse et sans murmure
Les tuait dans tous les coins
Sans qu’ils aient le temps de faire leur prière
Entre nos pouces ils ont claqué
Et le soir je me dis mon vieux frère
Je vais faire des rêves étoilés
Enfin je pensais ressource suprême
Au papa Kobb[1] je commandai
Du riz de l’orge et de suite même
De la bonne colle ça c’est parfait
À tous gars comme seule pitance
Pendant huit jours je fis bouffer de cette cuisine
Dieu quelle bombance Dieu quelle bombance
J’espérais bien qu’ils en crèveraient
Je me suis dit il n’y a rien à faire
Pourtant je veux encore essayer
Une bonne purge ferait l’affaire
Comme ça je serai débarrassé
À tous nos poux femelles ou mâles
J’vais donner de l’huile de ricin
Et tandis qu’aux chiottes ils furent pâles
Je me suis trotté à fond de train
Mes chers amis la chose est claire
C’est perdre son temps que d’insister
À quoi bon leur faire des misères
Chacun a le droit d’exister
Et sûrement qu’à la frontière
Lorsque vainqueurs nous passerons
Ils se débineront ventre à terre
Et plus jamais ne reviendront
Car ils auront la frousse
De tous les poux français
Qui courraient à leurs trousses
Si chez nous ils entraient.
[1] Sorte de cantine ou de coopérative du camp.
16- Jamais permissionnaires Anonyme. Cahier manuscrit du front d’Orient, 1919, coll. CR - Air d’après Ne te fais pas soldat, fréquent dans les cahiers de chansons.
L’une des grandes injustices de la Grande Guerre concerne les soldats du Front d’Orient qui, en plus de la rareté voire de l’absence de permissions leur permettant de rentrer auprès des leurs, revinrent en France bien souvent après le 14 juillet 1919 et les fêtes de l’Armistice, dans une quasi indifférence. C’est Henri Gaultier, grand-oncle de Claude Ribouillault, qui imagina de chanter ces couplets manuscrits sur un air de son répertoire.
Voilà bientôt dix-huit mois que l'on quitta la France
Le cœur un peu ému mais remplis d’espérance
Tu te souviens, Poilu, d’avoir dit au revoir
À la côte française en levant ton mouchoir
Pendant qu’on s’éloignait sur une mer sans houle
Et le bateau glissant sous les yeux de la foule
Tu disais simplement qu’il est loin mon clocher
Bigre c’est un shrapnell[1] qui vient de ricocher
La blessure aujourd’hui serait mauvaise affaire
Car l’on va faire un état sur les permissionnaires
Nul ne chantera la romance, la romance Poilu
Cheminot du sérail, paria de l’armée
Ta gloire est pour toi seul, on ne la connaît pas
On ignore ta vie et même ton trépas
Depuis des mois tu tiens sans repos et sans trêve
Peut-être qu’on voudrait te reléguer mais… mais…
Tu tiendras jusqu’au bout et quand à la relève
Pense z-y bien mais n’en parle jamais
Les Poilus d’Orient deviendront légendaires
Vite dressez l’état pour les permissionnaires
Pour fêter la victoire ? Ô misérable frère
Qui connaît le trépas de l’humaine misère
Tu n’auras même pas de consolation
D’entendre dans Paris la grande ovation
Quand tu t’amèneras près de l’arc de triomphe
Tu le regarderas comme un inconscient
Car chez eux les Poilus auront tous mis les voiles
Et tu resteras seul, cheminot d’Orient
« Poilu d’Orient, dira le dictionnaire
Toujours au front, jamais permissionnaire !!! »
17- Adieux Anonyme, dédié au capitaine Desré. Feuillet dactylographié, coll. CR – Air original.
Issus d’une série de textes trouvés en Normandie sous la forme de carbones tapés à la machines, ces émouvants couplets illustrent d’une façon dépouillée la présence de la mort.
Mon capitaine on vous regrette
Certes on ronchonnait parfois
Quand on remuait tout ce bois
Les troupiers ont mauvaise tête
Mais on était fier je l’avoue
D’avoir le plus joli secteur
De regarder d’un air moqueur
Les voisins mar(cher dans la boue
Et puis vous êtes un soldat
Nous avions la ferme espérance
De vous suivre avec confiance
Au beau jour du prochain combat
Dans la première compagnie
Parmi le Sixième invaincu
C’est j’en suis sûr la plus hardie
Vous étiez le premier poilu
Ne pas vous voir à notre tête
Nous sera dur quand pour l’assaut
Il nous faudra faire le saut
Mon capitaine on vous regrette…
18- Lettre de Poilu Feuille volante imprimée : Les chansons du front par C. V ALLIER dit FREJUST du 117me Territorial, le 26-01-l6, coll. Geneviève Rabanit – Air de La valse brune de Georges Krier, 1909.
Cette chanson provient de l’importante production de ce chansonnier, sous forme de petits-formats imprimés. La forme « lettre » est particulièrement récurrente. Ce n’est pas un hasard, quelques décennies après l’avènement de l’école obligatoire et l’explosion de la carte postale, par exemple, juste avant 1900. Ce lien écrit du courrier prit une place essentielle dans le quotidien des familles et des soldats.
Ma chère Anna je t’écris cette lettre
Pendant que j’ suis tout seul dans mon gourbi
Et comme j’ai beaucoup de choses à mettre,
Excuse moi si j’écris tout petit.
Ici la vie n’est pas très rigolboche,
On ne dort pas chaque fois qu’on a sommeil
A cause qu’en face il y a ces cochons d’boches
Qui nous tiennent en éveil.
Pendant que les balles,
Que les obus en rafales,
Font leur besogne infernale,
Je suis sans émoi…
Et dans la tranchée
Par cette belle matinée
Ma chérie ma bien aimée,
Je ne pense qu’à toi.
J’ sais bien qu’aussi faut penser à la France,
Qu’il ne faut pas ne songer rien qu’à soi.
Devant l’ créneau je t’assure que j’y pense
Et les copains peuvent compter sur moi.
Mais d’main matin, dès que viendra la relève
Chassant au loin les soucis du devoir,
Je s’rai bercé par le plus joli rêve
Car j’espère te revoir !
Au petit post’ quand ]’ suis en sentinelle
A quelques pas seulement de l’ennemi
J’entends mon cœur qui doucement t’appelle
Et je te vois me sourire dans la nuit..
A l’instant même ou je t’écris cette page.
Dans mon gourbi qu’ est c’pendant pas bien grand
A coté d’ moi je sens ta douce image
Qui me regarde tendrement.
D’puis un moment j’entends qu’dans ma musette,
Y a des souris qui bouffent mon chocolat,
Mais que veux-tu je laisse faire ces p’tites bêtes
Pour un empire j’ n’ me dérangerai pas ;
Je n’ai pas l’temps d’m’occuper d’ces histoires
Parlons tous deux dé notre bel amour,
Faisons des vœux pour la prochain’ victoire
Et pour mon prochain retour.
Pendant que les balles,
Que les obus en rafales,
Font leur besogne infernale !
Ton futur mari,
Au bas de ces lignes
Prenant son air le plus digne,
Mouille son crayon et signe :
Ton poilu chéri.
19- Myrta Manuscrit, brouillons pour des revues de seconde ligne. Poème et musique notée de Léo Dupin (?) à mon glorieux camarade breton P. Kervadec. 10/12/1917.
Rares sont les textes de chansons qui nous soient parvenus avec des musiques originales, alors que le « sur l’air de » était monnaie courante. C’est le cas pour ce chansonnier des revues de seconde ligne, qui évoque à plusieurs reprises, avec une poésie sentimentale encodée et un vocabulaire très soutenu, la présence des prostituées (BMPP, Bordels Militaires Pour Poilus) en seconde ligne.
Le jour s’ouvrait quand je l’ai vue
La blondinette au pâle teint
Qu’un agréable espoir remue
Et qui légère sous la nue
Baigne ses yeux noirs de lointain
Nonobstant trois années de guerre
Elle est belle plus qu’au départ
L’affre a éclipsé le vulgaire
Elle a perdu ce que naguère
Elle avait d’étrange, d’épars
C’est que pareille à l’épousée
Chaque matin et chaque soir
Avec ferveur sous la rosée
Qui lentement l’a irisée
Myrta sourit : « Bonjour, Bonsoir ! »
« Bonjour mon gai soldat de France
Bonsoir petit amant chéri
Je t’accompagne ! L’espérance
Luit de la proche délivrance
Et du riant laurier fleuri ! »
Myrta ! Myrta ! qui ne l’a vue
Cette enfant qui gagne son pain
Et puis trottine dans la rue
Sourde aux désirs de la cohue
L’esprit toujours à son Alpin !
20- Odessa / Liban Anonyme. Cahier manuscrit, version située à Beyrouth (Guerre du Levant, 1920) de la chanson des soldats et marins qui refusèrent de combattre la révolution soviétique en Crimée en 1919 (Mutineries de la Mer Noire). Air des Costauds de la lune de B. Poupon/M. Philip.
Il s’agit, avec la Chanson de Craonne, de la plus forte des chansons de révolte contre la guerre, avec une coloration politique évidente. Là encore la mélodie choisie contraste avec le ton par sa douceur. Ici, alors que l’original fut écrit bien plus au nord et un an au moins auparavant, nous proposons une version libanaise qui montre la faculté des chansons, même engagées et interdites, à circuler et à varier (même en gardant le titre et quelques mots du modèle).
Quand la guerre fut terminée
Chacun de nous eut l’espérance
Qu’on allait bientôt embarquer
À destination de la France
Faisant une partie de Manille
L’on se faisait part de sa joie
D’aller revoir sa famille
Quittée depuis plus d’18 mois
Quand venait le soir
Ont versait l’espoir
Avec ivresse
D’aller embrasser
Ses parents sa moitié
Sa maîtresse
On n’se doutait pas
Qu’en France là-bas
Notre patrie
Venait de décider
De nous embarquer
En Syrie
On apprit un jour au rapport
Qu’il y eut dans chaque compagnie
On apprit par le sergent Major
Qu’on montait sur l’Californie
Chacun de nous perdit courage
Disant qu’on n’embarquerait pas
L’on serrait les poings avec rage
Mais personne ne se révolta
Quand venait le soir
Ce n’était plus de l’espoir
Ni de l’ivresse
Qui gonflait nos cœurs
D’un grand souffle de bonheur
D’allégresse
C’étaient des murmures
C’étaient des injures
Les cris de rage
Pour nos députés
Et tous ces assoiffés
De carnage
Après six jours de traversée
On arrive à Beyrouth
Les chérifs[1] saluent notre arrivée
Un coup de canon et de vintofka[2]
On nous joignit aux légionnaires
Un corps composé d’officiers
Pour nous faire tirer sur nos frères
Car les chérifs sont inoffensifs[3]
Vous qui avez le poignon
Tout un tas d’actions
Capitalistes
Pour les encaisser
Hâtez-vous d’embarquer
Au plus vite
Car les vrais poilus
Ceux qui ont combattu
Pendant la guerre
Sont bien décidés
À ne plus s’entre-tuer
Entre frères
Amis souffrons tous en silence
Jusqu’au jour de la libération
Prenons notre mal en patience
Nous serons bientôt à la maison
Avant de partir pour la France
Nous achèterons un cadeau
Qu’on portera le jour de l’échéance
Aux députés à Clémenceau
On leur chantera
Ce petit refrain là
À perdre haleine
En Syrie Messieurs
Il y avait plus de pognon
Ce n’est pas de veine
Il y avait que des marrons
Nous vous les rapportons
Faites pas les bégueules
Comme nous sommes honnêtes
Nous venons vous les remettre
Sur la gueule[4]
[1] Bolchéviks dans la version plus connue.
[2] Fusils.
[3] Car les Bolchéviks sont ouvriers, dans la version plus connue.
[4] Cahier d’André Phélix, Langon (33), communiqué par la famille, Langon, Gironde.
21- Sur la montagne de la Picardie
Très difficile à dater, c’est le corps enterré en Picardie qui a forcément, à tord ou à raison, associé la chanson à la Grande Guerre. Au lendemain du conflit, de nombreuses femmes partirent, munies de leur cercueil, à la recherche du corps de leur mari ou de leur fils.
Sur la montagne de la Picardie
Oui c’est là où repose mon berger
Oui c’est là-haut qu’il a perdu la vie
Oh quelle douleur pour sa bien-aimée
Pourquoi faut-il que l’injuste nature
D’un sort cruel vienne ici me frapper
Non non jamais aucune créature
Pourra jamais me le faire oublier – bis
Nous avons passé d’heureux jours ensemble
Ô que l’amour est forte entre deux cœurs
Nous partagions nos peines et nos souffrances
Ensemble nous avions goûté le bonheur
Ils sont passés ces jours si pleins de charme
Ils sont passés ils ne reviendront plus
Mais il me reste à verser que des larmes
Ah plaignez-moi mon sort est malheureux
Il est venu ce moment si cruel(le)
Où tout soldat dit adieu à ses parents
Disant adieu aux voisins et aux belles
Partout à ceux que son cœur aime tant
Oh me dit-elle il faut que tu me quittes
Pour aller rejoindre ton régiment
De nos amours garde oui le mérite
Et tu penseras à moi bien longtemps
Il est parti celui que mon cœur aime
Bien loin d’ici ma pensée le suivra
Quoique parti pour cette triste guerre
Toujours pour lui mon amour restera
Soir et matin à genoux sur la pierre
Toujours pour lui je prierai avec ferveur
Je redirai pour lui une prière
Que l’amour seul redira à nos cœurs
Qu’il était beau dans ce noble service
Avec honneur défendant son drapeau
Avec tous ses compagnons de milice
Il s’est montré toujours brave soldat
Debout enfin face à la mitraille
De son courage il a montré l’ardeur
Il est blessé au milieu de la bataille
Quelle douleur bien triste pour mon cœur
Un jour que j’étais seulette dans ma chambre
À mon amant je pensais bien souvent
Je vis un homme qui me présente
Une lettre dit-il de votre amant
Je la prends vite et de ma main je l’ouvre
Tout en lisant je m’aperçois soudain
Qu’il était mutilé par la foudre
Ah mes amis voyez donc mon chagrin
Je m’aperçois que dans toutes mes veines
Venaient de passer des frissons pleins d’effroi
Quand j’ai reconnu que c’était sa main même
Qui avait dicté ces derniers mots pour moi
Je l’ai juré d’une amitié sincère
Et je le jure au-delà du tombeau
Que je ne resterai pas toujours sur terre
Que dans sa tombe j’irai prendre mon repos
Si je pouvais voir cette croix de pierre
Là où son cœur est ainsi reposé
Je redirai pour lui une prière
De douces larmes oui je l’arroserai
Si je pouvais aller là où il repose
Cela pourrait bien calmer mon chagrin
Et sur sa tombe je planterais un’ rose
De m(s)on amour sera le seul(e) lien
Ma bonne mère contemplait en silence
Mon beau regard tout prêt de pâlir
Elle voyait d’où venait ma souffrance
Elle savait qu’elle pourrait l’adoucir
Oh me dit-elle ma fille si chère
Empêche enfin tes larmes de couler
Je resterai avec toi sur la terre
Je resterai pour t’y reconsoler
Source : Hubert Martin de Pouzauges, né en 1919. collectage AREXCPO en Vendée, volume 21 (A22)
22- Le retour du Poilu. Anonyme. Recueil Vieilles chansons du Bocage Vendéen, de Bourgeois.
« Cette chanson a été chantée pour la première fois à la Société des Beaux Arts, à Nantes, le 16 mars 1921, par Mlle Renée Duler, divette du Grand Théâtre » - Musique originale notée.
C’était un p’tit soldat
Du temps de la Grande Guerre
S’en allant au combat
Sa gourde en bandoulière
Pour boire à son tour
Pour boire à son tour
Pour boire à son tire lire
Pour boire à son tour loure
Pour boire à son tour
Adieu, parents, amis
Au revoir Madeleine
C’est pour sauver l’pays
Faut pas vous faire de peine
Pour boire à votre tour...
La goutte à boire là-haut
Là-haut la goutte à boire
C’est le refrain d’l’assaut
C’est le refrain d’la gloire
Pour boire à son tour...
Blessé perdant son sang
Il tombe en défaillance
Mais il reprend son rang
Grâce au bon vin de France
Pour boire à son tour...
Ayant bravé la mort
Et connu la misère
Un jour avec transport
Il reçut la croix d’guerre
Pour boire à son tour...
Dis-nous, petit poilu
Poilu couvert de gloire
Que nous rapportes-tu
Avecque ta victoire ?
Pour boire à ton tour...
Je vous rapporte enfin
L’Alsace et la Lorraine
Et du vieux vin du Rhin
Ma gourde en est toute pleine
Pour boire à mon tour...
Mais je rapporte aussi
Oubliant toute peine
Oh ! Bonheur infini
Mon cœur à Madeleine
Pour boire à notre tour
Pour boire à votre tour
Pour boire à son tire lire
Pour boire à son tour loure
Pour boire à son tour